Des courbes en chute libre, des histogrammes qui s’effondrent, des séries de chiffres décroissants : lorsqu’on jette un coup d’oeil rapide sur le Bulletin Épidémiologique Hebdomadaire, il ne faut pas longtemps pour se convaincre que l’épidémie de sida est maîtrisée en France. Illusion d’optique.
Lorsqu’on délaisse les évolutions semestrielles de l’épidémie au profit d’une analyse à long terme, lorsqu’on compare, sous les résultats globaux, sa propagation dans les différentes populations, lorsqu’on casse la nomenclature obsolète des « groupes de transmission » (homosexuel, hétérosexuel, toxicomane) par une comparaison plus fine des situations sociales, on découvre une toute autre épidémie.
On apprend par exemple, sous la diminution du nombre de nouveaux cas de sida, une augmentation constante du nombre de malades. Ou bien, sous le recul généralisé des infections opportunistes, une stabilité alarmante du nombre de personnes qui ne découvrent leur séropositivité qu’aux premiers symptômes du sida. Ou encore, derrière la baisse générale de la mortalité, de scandaleuses disparités entre Français et étrangers, entre cadres et ouvriers, entre hommes et femmes.
On découvre en somme, sous les données épaisses que l’Etat publie de manière rituelle, une épidémiologie plus gênante qu’il rechigne à rendre publique. Reléguées à l’arrière-plan, ces données dessinent pourtant le vrai visage de l’épidémie.
Aujourd’hui, Act Up-Paris les dévoile.
Données générales : de plus en plus de malades
Focalisées sur les évolutions récentes, les présentations statistiques habituelles occultent l’effet d’accumulation qui fait du sida une hécatombe. Les évolutions les plus « spectaculaires » (moins de cas diagnostiqués, moins de décès) cachent par ailleurs d’inquiétantes persistances (contaminations, dépistage tardif) et une augmentation globale du nombre de malades. L’Etat, pourtant, censure la prévention ciblée et liquide discrètement les institutions sida.
– 110 000 séropositifs officiellement dénombrés ; 36 000 morts depuis le début de l’épidémie ; 5 000 nouvelles découvertes de séropositivité pour 97.
– depuis le début de l’épidémie, le nombre de personnes qui ne découvrent leur séropositivité qu’au moment de la première infection opportuniste reste désespérément stable, autour de 500 par semestre.
– malgré la diminution du nombre de nouveaux cas, compte-tenu de la diminution du nombre de décès et de la persistance des contaminations, le nombre de malades du sida continue à augmenter : 8 500 en 1990, 11 500 en 1992, 15 000 en 1994, 17 500 en 1996, 20 000 au 30 juin 1998.
homosexuels, usagers de drogue : des minorités décimées
On se félicite souvent du « recul » du sida chez les homosexuels et les usagers de drogues. Ce faux hommage à la mobilisation précoce des pédés et cette confiance imprudente dans l’efficacité des programmes de « réduction des risques liés aux drogues » ont la mémoire courte et le calcul biaisé : les homosexuels et les usagers de drogues ont fourni l’écrasante majorité des morts du sida, et restent les populations où la proportion de personnes atteintes est la plus grande.
– depuis le début de l’épidémie, les homosexuels ont fourni la moitié des morts du sida : 15 000.
– le sida est devenu la première cause de mortalité chez les usagers de drogues depuis 1989. Près de sept sur dix (67%) sont par ailleurs atteints par l’hépatite C.
femmes, étrangers : les « hétérosexuels » n’existent pas
Il est devenu de bon ton de dire que l’épidémie place désormais les hétérosexuels en première ligne. On touche là aux limites des catégories de l’épidémiologie officielle. Elle classe les individus selon leur mode présumé de contamination, écrasant du même coup les variables de sexe et de nationalité, pourtant plus déterminantes statistiquement : si l’épidémie a de nouvelles cibles, ce sont moins les « hétérosexuels » que les femmes et les étrangers.
– en dix ans, la proportion de femmes malades du sida a quasiment doublé : 13,7% en 1988, 22% en 1998. Mais si l’épidémie se féminise, la recherche, elle, reste masculine : très peu de femmes sont incluses dans les essais, les problématiques spécifiques à l’infection chez les femmes sont laissées en marges de la recherche.
– tous les indicateurs montrent de criantes disparités selon la nationalité. En juin 1997, 58% des étrangers découvrent leur séropositivité lors de l’apparition de la première maladie opportuniste, contre 38% des Français. Au moment où les symptômes de la maladie apparaissent, 46% des Maghrébins, 46% des Africains et 63% des Haïtiens n’avaient pas bénéficié d’un traitement antirétroviral pré-sida, alors que ce pourcentage est de 37% chez les personnes de nationalité française. Au total, les nouveaux cas de sida diagnostiqués ont baissé deux fois moins vite chez les étrangers que dans l’ensemble de la population (24% contre 42%).
– la prévalence chez les femmes enceintes nées en Afrique subsaharienne, quelle que soit leur date d’immigration, est supérieure à la prévalence chez les femmes nées en France métropolitaine : 4,3 fois plus en 1993 ; 8,4 fois plus en 1995 ; 7,9 en 1997.
prisonniers, ouvriers : la discrétion sociale de l’épidémiologie officielle
Obsédé par les « groupes de transmission », le système de surveillance épidémiologique français néglige les variables de type sociologique (niveau de revenu, situation administrative, type de profession, etc.) tant dans le recueil que dans le traitement des données. On sait pourtant le poids des conditions de vie réelles sur l’exposition au risque, l’accès aux soins et les chances de succès en cas de traitement : face au sida, un détenu ou un chômeur ne partent pas avec les mêmes chances qu’un juge ou un chef d’entreprise. Ce silence social permet une bonne conscience politique. Levé, il obligerait le gouvernement à remettre en cause ces politiques de « l’ordre » et du « travail » qui lui tiennent tant à coeur.
– bien qu’en baisse, le taux de séropositivité (connue) en prison reste trois à quatre fois supérieur à la prévalence dans le reste de la population, à populations comparables (hommes, 20-50 ans).
– l’importante baisse de mortalité mesurée entre 1995 et 1996 a profité aux cadres supérieurs (-38%) deux fois plus qu’aux ouvriers (-21%). Rien n’est dit sur les chômeurs. On sait pourtant les effets de la précarité sur la santé.
– Pour un malade sous traitement, le risque est moins dans la « société d’assistance » dont s’effraie Lionel Jospin que dans la « société du travail » dont il se fait le gardien : 85% des personnes qui ne parviennent pas à respecter la posologie extrêmement contraignante des antiviraux travaillent en dehors de chez eux, contre 59% seulement chez les personnes qui parviennent à s’y soumettre .