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En février dernier, nous invitions Loïc Desquilbet afin qu’il présente au public de nos RéPI une nouvelle notion : le concept de fragilité. Envisagée dans les années 85-90, dans le domaine de la gériatrie, cette idée pourrait être adaptée à la population vivant avec le VIH. Retour sur notre 73ème RéPI.

Que ce soit en France ou aux Etats-Unis, on se rend compte que le nombre des personnes vivant avec le VIH de plus de 50 ans augmente. En 2003, aux Etats-Unis, 20,4% de la population séropositive avait plus de 50 ans, en 2006 il y en avait 26,3%.

En France, dans la base hospitalière on retrouve la même tendance, avec 20,1% de plus de 50 ans parmi les personnes vivant avec le VIH en 2003 contre plus de 23% en 2006. Cette augmentation du nombre de personnes âgées de plus de 50 ans avec les années est principalement due à l’allongement des durées de vie dont bénéficient les personnes qui ont accès aux traitements.

On observe une augmentation des cancers non-classant sida, principalement cancer du poumon, du système gastro-intestinal et hématologique. Et dans le même temps, la part de décès non-liés au VIH parmi des personnes en stade sida est en augmentation, comme l’a montré une étude récente, avec 20% en 1999 contre 26% en 2004.

L’enquête mortalité 2005, publiée récemment, montre que les causes de mortalité des personnes séropositives ont changé : la part des pathologies sida diminue en proportion, alors que les cancers hépatiques, les affections du foie et les pathologies cardiovasculaires provoquant le décès sont en augmentation. Ce changement du spectre des morbidités et mortalités avec des pathologies non-associées au VIH qui se retrouve de plus en plus fréquemment chez les personnes vivant avec le VIH, s’explique notamment par l’allongement des durées de vie.

Les concepts clefs de la fragilité

Cette notion est apparue dans le milieu de la gériatrie à la fin des années 80. La définition qui fait consensus explique que c’est un état physiologique de vulnérabilité aux perturbations extérieures qui est accru. Cet état physiologique résulte de dérégulations, de diminution des réserves physiologiques des multiples systèmes physiologiques. Les multi-systèmes qui sont impliqués dans le concept de la fragilité, sont les systèmes neuromusculaire, endocrinien et immunitaire.

Les symptômes de la fragilité

La fragilité est définie par un ensemble de symptômes, qui sont dépendants les uns des autres, Il faut un certain nombre de ces symptômes, une certaine masse critique de ces symptômes pour qu’il y ait une apparition clinique de la fragilité. Mais ces symptômes ne sont pas spécifiques à la fragilité ; par exemple, les plus fréquents sont la perte de masse musculaire, la fragilité osseuse, la susceptibilité à la chute, une très faible masse corporelle, une instabilité de la pression artérielle, une susceptibilité aux infections, la diminution du réseau social, des capacités physiques diminuées, une modification des fonctions cognitives, et les symptômes dépressifs. Ce n’est pas parce que ces symptômes sont présents qu’une personne peut être définie comme fragile, mais parmi les individus fragiles on rencontre principalement ces symptômes.

Comment identifier les personnes fragiles ?

Depuis 1990 beaucoup de recherches se sont développées sur la fragilité afin d’identifier les personnes fragiles. Deux critères ont émergé récemment. Le critère le plus utilisé aujourd’hui, est le critère de Fried. Ce critère explore cinq composantes physiques et physiologiques : la lenteur, la faiblesse, la perte de poids, une faible activité physique et l’épuisement. Si une personne présente au moins trois de ces cinq composantes, elle sera considérée comme fragile, si elle en présente une ou deux elle sera considérée comme pré-fragile, et elle sera considérée comme non-fragile s’il n’en présente aucune.

Les bio-marqueurs associés à la fragilité sont principalement : des marqueurs pro-inflammatoires, avec une augmentation de l’interleukine 6[[L’interleukine 6 (IL-6) est appelée la « cytokine des gérontologues ».]] (majoritairement décrite) et de la CRP (Protéine C-reactive) ; des marqueurs de coagulation, avec une augmentation des D-dimer et des facteurs VIII, et une diminution des niveaux d’hémoglobine ; des marqueurs hormonaux, avec une diminution des hormones de croissance, de l’IGF-1 et de la DHEA.

Parmi les dimensions importantes qui définissent la fragilité, le style de vie provoque et nourrit certains critères. En effet la sarcopénie qui est donc la perte de masse musculaire, est un composant majeur de la fragilité. Or, une mauvaise ou une faible consommation alimentaire ou une faible activité physique sont des forts contributeurs d’une perte de masse musculaire, ce qui peut provoquer ensuite des signes de fragilité avec une vulnérabilité accrue. Autre principe aussi important qu’intéressant est le « use it or lose it », qui explique que quelque chose non utilisé se perd. Ce concept valable dans de nombreux domaines, s’observe aussi pour le corps humain, tant au niveau des composantes fonctionnelles et physiologiques qu’au niveau de l’activité physique ou cognitive. Ainsi moins on utilise ses muscles ou ses neurones, plus on a des risques d’être fragile. Enfin, les composantes sociales sont tout aussi importantes, en particulier les facteurs socio-économiques et les facteurs de support social, comme les contacts avec différentes personnes, les entraides, etc. Le fait de maintenir un réseau social, un tissu social, permet de ralentir l’apparition des signes de fragilité.

Fragilité et mortalité

La fragilité est un facteur de mauvais pronostic. De nombreuses études menées chez les plus de 50 ans montrent qu’à niveau égal pour toutes autres variables, la fragilité est un facteur de risque d’hypertension, de maladies cardiovasculaires, de chutes, d’hospitalisation, d’institutionnalisation, de handicap et de décès. Les résultats indiquent que la proportion de personnes encore vivantes au cours des années diminue beaucoup plus fortement lorsqu’elles sont définies comme fragile. Le facteur de fragilité est donc un facteur de risque de décès, en plus de tous les autres facteurs. La fragilité peut aussi correspondre à un stade clinique. Lors d’un vieillissement normal, on atteint le seuil de fragilité à des âges plus élevés, alors que, si le vieillissement s’accélère, le seuil de fragilité est atteint plus rapidement.

Lien entre fragilité et vieillissement

Il existe des caractéristiques communes entre fragilité et vieillissement. Les personnes fragiles sont en moyenne plus âgées que les personnes non-fragiles. Dans les deux cas on constate la diminution des réserves physiologiques et fonctionnelles, la diminution de la fonction de chaque organe. Que ce soit au niveau du vieillissement ou de la fragilité, on constate une diminution de la capacité de réaction à des perturbations extérieures. Cependant fragilité et vieillissement ne sont pas complètement synonymes, dans la mesure où certaines personnes âgées ne sont pas considérées comme fragiles, et que des personnes jeunes peuvent présenter des signes de fragilité, c’est notamment le cas des personnes vivant avec le VIH.

L’inflammation chronique est un phénomène rencontré dans de nombreuses maladies associées à l’âge comme l’athérosclérose, l’arthrite, le cancer, les diabètes, l’ostéoporose, les démences, les maladies vasculaires, et le syndrome métabolique. Le rôle de l’inflammation dans le processus de vieillissement, correspond au fait qu’avec l’âge, on constate une activation des marqueurs pro-inflammatoires qui provoque ces maladies. Avec les années, des espèces réactives oxygénées sont produites et parallèlement le système de défense anti-oxydatif diminue. Ces deux éléments conduisent à une dérégulation et une activation du système immunitaire. C’est ce déséquilibre qui peut entraîner une poussée des marqueurs pro-inflammatoires, qui a son tour entraînera un état inflammatoire systémique provoquant un vieillissement pathologique (pour les maladies qui sont associées à l’âge) et un vieillissement physiologique (déclin fonctionnel). C’est ce qu’on appelle l’inflamm-aging. Cette hypothèse explique en quoi les manifestations du vieillissement ont un lien important avec le statut inflammatoire du corps.

Lien entre VIH et vieillissement

On peut trouver des caractéristiques communes entre le VIH et le vieillissement. Au niveau biologique, on retrouve dans les deux cas un dysfonctionnement des cellules du système immunitaire, une régression progressive d’un tissu, d’un organe du thymus, une augmentation de cellules CD8+CD28-[[Marqueurs d’immuno-sénescence, donc l’état de vieillissement du système immunitaire.]], une augmentation des marqueurs pro-inflammatoires, une augmentation des marqueurs de coagulation. Au niveau clinique, on retrouve dans les deux cas une diminution de la densité minérale osseuse, une détérioration des fonctions cognitives, la fonte de la masse musculaire, et les maladies associées à l’âge.

Concernant les marqueurs de coagulation et la densité minérale osseuse, il n’est pas certain que l’infection par le VIH entraîne elle-même ces manifestations. Il est possible que les traitements soient impliqués, le débat n’est pas clos.

On a observé un lien entre le taux de CD4 et les marqueurs de fragilité. Quand le taux de CD4 est supérieur à 400 CD4, il a peu d’influence sur les signes de fragilité, mais en dessous de 400 CD4, on observe un fort lien avec la fragilité.

Cercle vicieux de l’activation immunitaire

Les infections chroniques ne peuvent-elles pas être un modèle d’accélération du vieillissement ? Les infections virales chroniques, telles que le cytomégalovirus (CMV) ou l’infection par le VIH peuvent conduire à des manifestations associées à l’âge. Ces infections virales qui sont constamment dans le corps humain, entraînent une activation immunitaire chronique, qui provoque le phénomène d’immuno-sénescence (ou vieillissement du système immunitaire). Ce phénomène entraîne à son tour une augmentation des marqueurs pro-inflammatoires, qui provoque une activation du système immunitaire chronique. Ce schéma permet de se rendre compte qu’en plus de l’âge chronologique, les infections chroniques type CMV ou VIH peuvent accélérer le processus de vieillissement, ou se rajouter à un processus déjà existant qui serait l’âge chronologique.

Plusieurs hypothèses d’étude de la fragilité chez les personnes infectées par le VIH ont été décrites récemment dans la littérature. Concernant l’hypothèse selon laquelle l’inflamm-aging conduirait à la fragilité, il a été montré que les personnes ayant le CMV étaient plus fréquemment fragiles que celles qui ne l’avaient pas. Deux études ont décrit des cas montrant que l’augmentation de marqueurs pro-inflammatoires ou de coagulation pourrait entraîner des signes de fragilité chez les personnes vivant avec le VIH. Enfin, certaines molécules antirétrovirales peuvent entraîner dans les adipocytes une augmentation de la production d’espèces réactives oxygénées qui sont impliquées dans le processus de vieillissement normal, et une augmentation des marqueurs pro-inflammatoires.

Autre cascade dans la sphère sociale

La diminution du réseau social et la présence de symptômes dépressifs que l’on peut observer chez les séropositifs pourraient conduire à une diminution des activités physiques et/ou cognitives, ce qui peut entraîner une augmentation des signes de fragilité. Cette dimension sociale ne doit vraiment pas être négligée.

Mais, la fragilité peut être réversible, cela dépend du stade auquel on est. Au début du stade de fragilité, cela peut être réversible, s’il y a augmentation de l’activité physique et/ou cognitive. A des degrés plus importants, quand les cinq composantes sont significatives, c’est beaucoup plus compliqué d’arriver à une réversibilité.

Impact de la fragilité sur la réponse au traitement

L’objectif de l’étude à laquelle a participé Loïc Desquilbet était de savoir si les manifestations de signes de fragilité au moment d’initier une multithérapie contre le VIH étaient prédictives de ce qui allait se passer par la suite en termes de sida ou de décès.

Cette étude a été menée à partir de la cohorte américaine MACS (Multicenter Aids Cohort Study) afin de définir un phénotype de fragilité. Les participantEs étaient répartiEs en deux groupes : les personnes qui n’étaient pas au stade sida au moment d’initier un traitement, et les personnes ayant déclaré la maladie au moment de leur mise sous traitement. Il a été montré que les personnes qui étaient fragiles au moment d’initier un traitement avaient plus de risques de déclarer un sida ou de décéder au cours du temps. De même les personnes au stade sida à l’initiation du traitement, ont un risque beaucoup plus élevé de décéder. On observe là encore que les personnes fragiles et au stade sida à l’initiation du traitement ont plus de risque de décéder après mise sous traitement que celle ne présentant pas de signes de fragilité.

Quand on tient compte de tous les facteurs, on retrouve un effet significatif, que ce soit chez des personnes séropositives ou sidéennes à l’initiation du traitement, des signes de fragilité sur le risque de décès ou de déclarer le sida.

Perspectives

Aujourd’hui, il reste encore à étudier les mécanismes d’apparition de la fragilité chez les personnes vivant avec le VIH. Quels sont les bio-marqueurs de fragilité chez ces personnes ? Sont-ils différents des personnes séronégatives ? Les troubles neurocognitifs précèdent-ils ou suivent-ils l’apparition de signes de fragilité ? Quel est l’impact des traitements sur la fragilité ? Les HAART ralentissent-ils le processus conduisant à la fragilité ? Quelle est l’influence de la durée d’exposition aux traitements ? La prévalence de fragilité est-elle identique chez les séronégatifVEs et les séropositifVEs depuis longtemps sous antirétroviraux ? Enfin, il est important de trouver des stratégies pour ralentir la manifestation des signes de fragilité ?

En 2008, l’ANRS a réuni un groupe sur « VIH et vieillissement » pour avancer dans ce domaine. L’étude ANRS CogLoc évalue aujourd’hui des performances fonctionnelles et les troubles neurocognitifs.

Enfin, une étude sur la fragilité est menée actuellement à l’hôpital à Saint-Antoine. Elle porte sur des personnes séronégatives et séropositives, avec ou sans sous traitement et des sujets sans traitement. En pratique, l’évaluation de la fragilité prend en moyenne quinze minutes. Les cinq critères décrits plus haut permettent de définir le niveau de fragilité des personnes : la lenteur, une marche au rythme usuel, sur une longueur de 5 ou de 10 mètres ; la faiblesse, mesure de la force du poignet en serrant un dynamomètre ; la perte de poids non-intentionnelle ; le niveau d’activité physique et l’épuisement. Ces trois derniers critères sont recueillis par auto-questionnaires en 10 questions.

Concrètement

CertainEs parmi nous bénéficient ou bénéficiaient de ce qu’on appelle l’aide à domicile. Avec les trithérapies, les signes de maladie « visibles » s’estompent, et les refus de nos dossiers d’aide à domicile augmentent. Pourtant la fatigue liée à des années de traitements est réelle, mais on ne peut pas la quantifier ni la prouver. La fragilité n’est pas une pathologie en elle-même et elle n’est pas reconnue comme telle. Évaluer la fragilité chez les personnes vivant avec le VIH est quelque chose de très récent, pas encore validé par les autorités sanitaires. Les recherches et leurs publications sont donc nécessaires pour que cela puisse être accepté, mais ce n’est pas pour tout de suite.